Texte de Vanessa Morisset
Phantauma
Typologie des apparitions dans les peintures de Marie-Hélène Fabra
« Dans le halo brûlant qu’on se fait au fond des yeux, dans l’autre sens, sur l’écran noir en soi qu’on regarde dans l’autre sens, j’ai vu le lapin fluo… »
Olivier Cadiot, Retour définitif et durable de l’être aimé.
Comme cela arrive parfois dans les histoires fantastiques, il y a dans les œuvres de Marie-Hélène Fabra, des revenants, des spectres, des apparitions qui surgissent, pour lui confier quelque chose, semble-t-il. En exagérant juste un peu, on pourrait dire qu’ils profitent de sa peinture pour prendre forme et venir à la surface de notre monde, porteurs d’un message, pour elle, pour nous ? — un tableau de 2015 s’appelle par exemple Anubis et moi. Non pas qu’elle sache exactement ce qu’ils veulent signifier, mais elle a l’air de pouvoir les apprivoiser. D’ailleurs, elle dit qu’elle peint comme ça, en laissant les figures apparaître, j’en déduis : en les laissant venir. Avec malice, Sigmar Polke a raconté un jour avoir reçu des ordres de la part d’esprits supérieurs : « Je me tenais devant la toile et je voulais peindre un bouquet de fleurs. Je reçus alors des êtres supérieurs l’ordre suivant : « pas de bouquet ! des flamants ! » Je voulus d’abord continuer à peindre, mais je savais bien qu’ils parlaient sérieusement ». De son côté, Marie-Hélène Fabra représente les messagers qui s’imposent à elle.
Cependant, dans ses tableaux, ces êtres sont rarement menaçants, contrairement à ceux que l’on rencontre généralement, ceux de Polke et d’autres restés célèbres. Le spectre d’Hamlet : même dans le silence de la lecture, on l’entend crier « observe-moi bien ! », « souviens-toi de moi ! ». La statue du commandeur de Don Giovanni, avec son ton si grave, annonce quant à elle la fatalité de la mort prochaine, « m’invistasti e son venuto ! ». Ou encore, il y a ce petit monstre dans Le Cauchemar de Füssli, dont la tête grimaçante est si fière de faire mourir la dormeuse, de peur. Dans les peintures de Marie-Hélène Fabra, les spectres sont plus amicaux, plus secrets aussi. S’il faut leur imaginer une voix, ça sera un chuchotement. Même dans une peinture de 2000 intitulée, comme la toile de Füssli, Cauchemar (140 x 130 cm), les choses se passent sans terreur. Parce que d’une part, même la figure principale est diaphane : son corps est teinté par transparence du vert évoquant le paysage derrière elle. D’autre part, les loups qui l’attaquent sont réduits à des silhouettes aux contours flous, signifiant qu’ils s’effacent de la mémoire de l’artiste au fur et à mesure qu’elle les peint. Rien de grave, et pour cause, le cauchemar représenté n’est pas personnel, il s’inspire d’une scène de film de série B.
Plus curieux encore, ces êtres irréels ayant la consistance d’une image mentale sont aussi des spectres dans le sens d’un déploiement de couleurs, acidulées, à partir d’une lumière vive : fantômes et arcs-en-ciel à la fois. Dans une toile de 2003 de la même série (Fictions), un autre personnage m’amuse beaucoup, venant d’une artiste, une pin-up en culotte rouge très basse, gros seins et yeux verts fluo, poursuivie par un cow-boy. Avec son regard illuminé, est-elle en train de faire signe à des amis intergalactiques qui viendront la sauver, ou elle-même se transforme-t-elle en un loup-garou extra-terrestre ? Derrière eux, un ciel rose-orange et des roches désolées rappellent les paysages de Forbidden Planet, même si la source de cette peinture est une scène du film de Russ Meyer Supervixens (1975) qui a d’ailleurs donné son titre au tableau (130 x 130 cm). Surnaturel et couleurs se répondent.
Et puis, il y a ce personnage en costume et à la drôle de tête de cerf, avec son grand nez et ses bois. Peut-être provient-il d’un épisode de Sesame Street transplanté à la campagne ? Au contraire, il pourrait tout autant faire partie d’une horde d’animaux sauvages prenant possession de la ville. On l’imagine, avec des chimères comparses, dans les couloirs du métro. Et puis, non, le titre de la peinture indique que cet étrange individu s’est échappé de la famille des Dieux celtiques gaulois. Voici donc Cernunnos (130 x 100 cm) dont le contexte forestier qu’on lui imagine volontiers s’est évanoui en un fond rose pâle et bleu, sorte de fumée de peinture magique. Ce tableau de 2015 fait partie d’une série, Les Métamorphoses, initiée la même année, qui organise des rencontres entre des Douamoutef, Bastet (toutes deux provenant de la mythologie égyptienne), Coronis (en come-back depuis la Grèce antique) et nous.
Parfois les monstres sont moins reconnaissables, aplats de couleurs toujours en cours de métamorphose, un rouge évoquant un diable ancien ou un jaune fluo donnant naissance à des lucioles de l’ère nucléaire. C’est tout particulièrement le cas de la tête ronde d’un Dionysos de 2015 (77 x 63 cm), avec ses yeux et ses oreilles pointues, le tout cramoisi et planté sur un corps inversement gracieux, ou le grand masque de Priam dans Priam et Esaque peint la même année (190 x 150 cm) aussi énigmatique qu’une statue de l’Ile de Pâques ou qu’une figure de carnaval de James Ensor. Car oui, ce sont des masques, où la peinture prend le relais d’une expérience théâtrale, conduite par Marie-Hélène Fabra à la prison de Fresnes, il y a quelques années. Elle avait proposé une adaptation d’Œdipe à des détenus suivis dans le service psychiatrique, avec la belle idée de faire jouer chaque rôle à plusieurs d’entre eux, derrière des masques, confectionnés ensemble au préalable. Ainsi, les personnages devenaient des fonctions à incarner à un moment donné. Il en va peut-être de même de ces êtres surnaturels, on peut tous devenir pour un temps Unnu-t, la déesse à tête de lapin ou Apis, dieu-taureau…
Si certaines de ses apparitions surgissent de fonds picturaux quasi monochromes qui les isolent de leurs contextes, d’autres prennent place au sein de paysages où quelques éléments sont campés, mais toujours avec parcimonie et en se parant eux aussi de couleurs hallucinées, ce qui leur procurent des allures de mirages. Tel est par exemple le tableau de 2013 intitulé Août, où de curieuses bestioles dansantes sont réunies sur une plage au sable jaune flashy qui semble leur communiquer une énergie électrique. Quant aux paysages sans figures qui occupent certaines toiles, ils présentent les mêmes caractéristiques d’évanescence et de fluorescence. Telles sont les œuvres des Paysages urbains, série commencée en 1998 notamment avec Marseille, petit tableau (50 cm x 50 cm) où la ville bascule sous un ciel rose fushia, ou Balcons, du même format, réalisé plus tard en 2006, multiplication abstraite de rambardes et de parasols, illuminée de teintes dignes d’une collection de Stabilo Boss®. L’espace-temps qu’ils suggèrent est un milieu flottant. A ce sujet, Flaubert explique: « Dans l’hallucination artistique, le tableau n’est pas limité, quelque précis qu’il soit. Ainsi, je vois parfaitement un meuble, une figure, un coin de paysage. Mais cela flotte, cela est suspendu, ça se trouve je ne sais où ». Chez Marie-Hélène Fabra, les routes, les maisons, les immeubles, ou la voie ferrée, qu’ils accompagnent des personnages ou non, sont suspendus dans cet espace-temps de l’imaginaire.
Enfin, dans une autre série, les Archives familiales commencée en 2009 — à ce stade du texte, il devient nécessaire de préciser que Marie-Hélène Fabra travaille par séries, mais des séries qu’elle ouvre, laisse en suspend au profit d’une autre pour y revenir ensuite — la surface picturale est le lieu où l’imagination vient au secours de la mémoire. Dans ces tableaux, qui peuvent être de petites ou grande dimensions, selon que le modèle ait été une personne en particulier ou un groupe, les figures représentées sont de réels revenants, des silhouettes inspirées de photos de famille. C’est pourquoi elles apparaissent dans des espaces flous, comme effacés, nuées colorées ou par exemple parterres de taches qui deviennent des fleurs dans la toile intitulée La Plage (30 x 30 cm) de 2012. Elles sont entourées de nowhere picturaux qui renvoient au fait qu’elles n’existent plus dans ce monde, mais encore que leur monde particulier n’existe plus non plus, en l’occurrence la Roumanie d’avant guerre d’où est originaire la famille maternelle de l’artiste. Sur certaines œuvres de la série, quelques phrases sont notées, ou plutôt, peintes, de celles qu’on dit pour soi-même ou prononcées pour commenter l’album à quelqu’un qui n’a pas connu l’époque évoquée. Il y a le portait d’une jeune fille suspendue entre un ciel mauve et un sol vaporeux, Laura, (60 x 60 cm) 2016, dont on devine, par la phrase qui émerge de la peinture, en grand décalage par rapport à sa jolie robe et ses chaussettes blanches, qu’elle est d’une génération bien antérieure à l’artiste « Pour moi, Laura était une vieille dame charmante et un peu excentrique ». Pure fantôme de l’enfant qu’elle a été, Laura réapparaît dans le tableau. Plus mélancolique, encore, l’une de ces toiles, Le Baiser (40 x 50 cm), 2015, traduit en peinture les griffures et faux-plis d’une image tellement endommagée qu’il est impossible d’être sûr de la personne photographiée. « Etait-ce ma mère enfant ? » demande la phrase peinte. Evoquant un passé marqué par la tristesse — le tableau intitulé Le Panache (90 x 60 cm) de 2013 qui représente la grand-mère de l’artiste, aristocrate déchue, exprime fortement ce sentiment — cette série est peinte avec des couleurs un peu moins vives que les autres.
Reste que, au-delà de la diversité de leurs sources d’inspiration, le cinéma bis, les contes mythologiques ou la Roumanie du début du 20e siècle, et des manières de peindre qu’elle expérimente, des aplats translucides aux écritures au pinceau, les œuvres de Marie-Hélène Fabra ont toutes un même air de famille et les apparitions n’y sont pas pour rien. Permettant d’établir des liens et de circuler d’un tableau à l’autre, elles révèlent des points communs, qui traversent les séries, peuvent disparaître quelques années pour refaire surface ensuite. En somme, leurs surgissements récurrents manifestent la profonde cohérence qui anime cette peinture figurative, au service de l’imaginaire.
1 Cité par Jean-François Chevrier, L’Hallucination artistique, Paris, L’Arachnéen, 2012, p 658.
2 Je fais ici allusion à la performance collective à l’initiative d’Eric Angenot, Paris Sauvage, réalisée au moment de la COP21. L’artiste et ses comparses ont défilé dans Paris— y compris dans le métro — revêtus de masques et de costumes représentant des figures mythiques des forces de la nature, tel que Cernunnos. Cette performance fait partie d’un projet plus vaste intitulé Postindustrial Animism. Voir http://postindustrialanimism.net
3 Lettre à Taine, 1er décembre 1866.
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